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Anne-Dauphine Julliand « La consolation est une relation, d’abord, entre deux cœurs. »

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Anne-Dauphine Julliand, journaliste et auteure est connue pour l’écriture de deux essais relatant son expérience de vie familiale confrontée à la maladie grave de deux de ses enfants : Deux petits pas sur le sable mouillé a été publié en 2011 et Une journée particulière en 2013.

En 2020, elle sort son troisième livre autobiographique, Consolation.

Au cours de cette interview, elle nous partage son regard sur le deuil et la consolation mais aussi sur le funéraire et la crise sanitaire actuelle.

 

L’écriture de livres vous a-t-elle servi pour apaiser les peines ?

Oui, l’écriture a eu cette vertu mais ce n’était pas l’objet. Car je voulais écrire pour être publiée, pour partager. Ce n’était pas une écriture « thérapeutique » qui se garde pour soi. Plus largement, ce qui permet à une personne en deuil de coucher par écrit des mots, des idées, des histoires est bon. L’écriture de souvenirs, de carnets ou de biographie aide à se consoler, à apprivoiser l’absence. Je pense, en particulier, à ces nouvelles plateformes mémorielles comme Inmemori, où l’on célèbre un défunt et est rejoint par des gens qui vivent des situations analogues. Là on sent qu’on n’est pas seul, qu’une communauté vous entoure… on peut même transmettre du réconfort et se décentrer.

 

Votre dernier livre traite de la consolation. Saviez-vous consoler avant les deuils que vous avez vécus ?

Non, bien sûr – et c’est aussi pourquoi le sujet m’a intéressé. J’avais peur, j’étais mal à l’aise, paralysée par la souffrance de l’autre… donc je me restreignais ou me retenais. Or quand on est dans la douleur liée à une perte, il est très bon d’être accompagné. Maintenant, je sais mieux consoler, ou plutôt je me lance: je saisis mon courage et j’approche la personne, connue ou non, au plus près. Je la touche, prends « contact » avec elle et essaie de lui parler, d’écouter les mots qui me viennent. Certains n’aiment pas et refusent ce contact. Je recule, j’aurais essayé et cela leur appartient. En outre leur réponse n’est pas définitive, elle est liée à l’instant. Mais qu’on ait pu dire quelques mots ou pas, peu importe le temps passé, c’est utile à l’endeuillé. Cela lui rappelle, dans ce moment d’incroyable esseulement, qu’en vérité il n’est pas tout seul.

 

Qu’est ce qui rend si difficile la consolation, qui consiste écrivez-vous à « s’approcher, toucher, parler » ?

Le plus dur est d’entrer dans le périmètre physique et émotionnel de l’endeuillé: c’est comme si on courait un risque, d’être affecté, contaminé, dépassé ou impuissant. Et c’est vrai, on peut être confronté à ses incapacités, devenir un témoin muet de la souffrance. J’ajoute qu’une personne qui pleure, qui souffre, on a le réflexe de la laisser à sa peine, comme si l’approcher était impudique. Mais d’où vient cette idée ? Il n’y a pas d’impudeur, la personne est libre de vous accepter, il s’agit juste de taper à la porte de son intimité.

 

Que vise le fait de « consoler »… à supprimer la souffrance ?

Consoler, ce n’est ni gommer la souffrance, ni l’éloigner. La consolation est une relation, d’abord, entre deux cœurs. On est sur une interaction des plus sensibles. Ensuite, sa seule vocation est d’apaiser, de rendre supportable, quelques instants, la souffrance. Elle accompagne la personne, en lui permettant de partager le poids de ses émotions. La souffrance restera, mais par sa délicatesse, la consolation l’aura rendue supportable en cet instant. En outre, toutes les souffrances ne sont pas insupportables tout le temps. Les gens en deuil ont des rémissions, la relation à eux peut être nourrie d’autre chose que de réconfort. Mais consoler, oui c’est dur. On a peur, et avec cette crainte à intervenir, on touche évidemment à un défaut sociétal. Le défunt, la mort n’ont plus de place dans nos sociétés, qui ont perdu des rites et cachent les corps. On ne sait plus « faire avec ». Dès lors une personne en deuil se pare à nos yeux de mystère et d’étrangeté, voire de malédiction.

 

Lors des deux deuils de vos filles, qui vous a le mieux consolée ?

Il y a eu mon mari, principalement, et une somme de choses, de signes, de témoignages de fidélité, que ce soit lors du premier décès de mon enfant ou du second, dix ans plus tard. J’ai souvenir d’une amie, pas des plus proches, qui est venue et m’a prise dans ses bras la veille de l’enterrement de ma seconde fille. Autour de moi, personne ne venait à moi, j’étais littéralement isolée et son geste m’a libérée. Il m’a « autorisé » à aller vers les autres, car souffrir isole, met à distance des autres, vous rejette. J’ai pu accueillir mes proches, relever leur présence et accueillir leur réconfort. Mais la consolation ne vient pas exclusivement des autres, il faut se consoler. Un peu de musique, de gourmandise, un plaid pour se tenir chaud, un animal de compagnie… tout ce qui véhicule de la douceur est consolateur.

 

Vous avez vu travailler des personnels funéraires ou de cimetières. Leur rôle est-il de consoler ?

Je ne suis pas sûre. Ils l’ont comme tout individu, mais dans leur métier, je dirais plus qu’ils doivent nous encadrer, dans les démarches un peu effrayantes, administratives, auxquelles personne n’est préparé. On est dans un tel état ! Comment on enterre, à qui déclarer une mort, dans quel ordre faire les choses: vous pouvez vivre plusieurs décès, cela reste inconnu, l’état de choc prédomine toujours.

Dans mon cas, j’ai aimé l’efficacité des employés funèbres, leur délicatesse… j’ai eu affaire à des individus, pas des robots. Ils m’ont soulagée, j’ai pu être disponible à ce que je vivais. Je n’ai ajoutée à ma peine ni stress ni angoisse.

 

Dans une interview, vous évoquez la « défiguration » des visages en pleurs. Si les obsèques en streaming se multiplient, y a-t-il quelque chose à redouter ?

C’est un vrai sujet. Oui d’abord, je doute que voir en gros plan des visages en larmes, soit la meilleure façon d’associer à une cérémonie des personnes qui sont loin, devant leur ordinateur. Il faut veiller à ce que la façon de filmer évite les zooms et trouve un chemin informatif voire immersif, mais pas voyeur ou maladroit. Mais les e-obsèques, plus largement, est-ce une bonne idée ? C’est un ersatz, un palliatif on l’a compris, mais il confine le « regardeur » dans la passivité.

Si l’on n’a pas le choix, filmons mais diffusons sur une plateforme qui permette d’allumer une bougie virtuelle, de laisser un mot, de faire un don ou de chanter que sais-je… mais  que ces obsèques nous rendent actifs et participatifs comme on le serait sur place, il y a beaucoup à inventer.

 

Dans vos deuils, avez-vous pu consoler ?

Oui, j’ai pu consoler mon mari, des proches et même des gens éloignés qui arrivaient avec une apparence épouvantable, presque excessive… je n’aimais pas ça. Mais j’ai compris à travers ça une chose: on n’est pas propriétaire de la peine. Tous les gens autour de soi souffrent aussi, ne l’oublions pas. Et soi-même en deuil, on peut parfaitement se pencher sur la douleur d’autrui et le consoler.

 

Votre livre a suscité beaucoup de courriers à son auteur. Que cela vous inspire-t-il ?

Cela m’attriste de voir autant de gens seuls, car c’est ce que cela traduit: il y a, en France, beaucoup de gens isolés, qui se sentent inconsolés, parfois de pertes anciennes. Mais il n’est jamais trop tard pour se consoler, aucune peine n’est consolée juste par le temps et l’enfermement. Ces gens qui m’écrivent sont-ils passés au travers des radars des services sociaux, des psychologues, de leurs proches ? Ou en ont-ils usé et leur peine est immense, au point d’écrire à un inconnu ? Je ne sais… en tout cas, les proches et les professionnels consolent, une foi ardente aussi, et c’est leur jeu croisé qui permet d’apaiser in fine sa peine.

 

Pendant le confinement, il était interdit de se prendre dans les bras…

Se prendre dans les bras est un réflexe si naturel pour consoler – et il a fallu s’en priver ! Comment les gens ont-ils fait ? Etait-ce nécessaire ? Le mal n’a-t-il pas été plus grand ? Cela a généré des traumatismes pour l’endeuillé, ainsi tenu à l’écart, et l’ami, le proche, qui ne pouvait témoigner son soutien… Quelle double peine pour tous ! Lors de mes dueils, ces gestes, cette tactilité, ces présences « manifestes » m’ont beaucoup aidée.

 

Interdiction d’être nombreux aussi: qu’en dites-vous aujourd’hui ?

Cela me suggère deux choses. La première est que dans ce moment d’assemblée restreinte, les agents funéraires ont un rôle comme jamais. Ils sont des acteurs-clé de cérémonie, par leur présence ils sont au premier plan. Au même titre qu’une veuve ou des enfants, ils « font assemblée » contre leur volonté sans doute… ce n’est las rien.

La seconde chose, c’est cette idée de « cérémonie différée », qui rassemblerait les gens autour d’un souvenir de défunt, plusieurs mois après ses obsèques, est bonne. Mais il s’agit pour moi d’inventer « quelque chose » qui ne soit pas la copie de rattrapage de ce qui n’a pu advenir. Lors de cette réunion, dont les personnels funéraires sont absents, il s’agit de se retrouver et de partager peine et convivialité, avec le défunt pour point commun.

 

Quelle est la phrase consolatrice par excellence ?

Il n’y en a pas, c’est la phrase qui correspond à la situation, ce peut être du silence. Quand j’approche la personne en souffrance, il n’y a pas de formule magique. Ce qui importe est d’être là, avec elle, et un « Je ne sais quoi te dire » peut être des plus consolateurs.

Votre expérience vous amène-t-elle à penser que des services ou produits pourraient être inventés afin d’aider plus encore les gens ayant perdu un proche ?

Je n’ai pas ressenti de manque. A l’inverse, comme je vous le disais, j’ai découvert ces plateformes d’échanges autour d’un mort, j’y suis allée, j’ai entré un code d’accès, j’ai visité des pages de partage, d’hommage… je trouvais ça saugrenu et j’ai changé d’avis. Dans ces épreuves, tout ce qui « met en lien » est à développer.

 

Quel regard portez-vous sur les métiers funéraires ?

Ce sont des beaux métiers, difficiles, où l’on est toujours confronté à la souffrance, à l’intimité… Ils requièrent une grande délicatesse, pour traiter avec des gens vulnérables, fragiles, méfiants ou sidérés. Leur regard même sur les gens lors d’obsèques doit emprunter à la délicatesse. Je me souviens très bien du visage d’un agent funéraire aux obsèques de ma seconde fille décédée. Cet inconnu, par sa concentration, me renvoie au coeur un souvenir apaisant de la cérémonie.

 

… et sur les gardiens de cimetières ?

A charge pour eux de « garder » les âmes, ce qui est une sacrée mission: ils veillent sur des édifices, mais surtout sur des personnes, des générations, des vies. Je ne suis pas à l’aise dans les cimetières, encore plus dans ceux qui virent au jardin potager. Ils doivent rester des lieux à part, organisés avec une sobriété et une beauté qui élèvent l’âme, pas qui donnent envie de faire un picnic.

 

Enfin, vous avez fait le choix d’inhumer vos deux enfants dans une propriété familiale. Pourquoi ?

Oui nos enfants sont inhumés chez mes beaux-parents. Cela nous a semblé naturel. C’est une façon de garder nos filles dans le cercle familial, avec leurs soeurs et frères, leurs cousins et cousines qui jouent, se promènent à quelques mètres. J’ai l’impression qu’elles grandissent avec nous.